1
SURTOUT NE TOUCHE À RIEN
Vous allez sans doute croire que j’invente pour
avoir l’air mieux que je suis en réalité ou plus malin ou pour me vanter
d’avoir de la chance, mais c’est faux. En plus, bien des choses qui me
sont arrivées jusqu’ici dans la vie – je vais en parler sous peu – me
feraient plutôt passer pour quelqu’un de mauvais ou de carrément bête ou
pour une victime de circonstances tragiques. Ça ne prouve pas, je m’en
rends bien compte, que je sois en train de dire la vérité. Mais si je
voulais me faire passer pour meilleur que je suis ou pour plus
intelligent ou me donner l’air d’être en quelque sorte le maître de ma
destinée, je le pourrais. Seulement, la vérité est plus intéressante que
tout ce que je suis capable d’inventer et c’est d’abord pour ça que je
m’y tiens.
Quoi qu’il en soit, mon existence est devenue
intéressante, disons, l’été de mes quatorze ans. J’étais à fond dans la
fumette et comme j’avais pas d’argent pour m’acheter de l’herbe je me
suis mis à fouiner tout le temps dans la maison pour dénicher des trucs à
vendre – mais il n’y avait pas grand-chose. Ma mère, qui était encore
un peu comme ma meilleure amie, et Ken mon beau-père avaient une maison
assez convenable que ma mère avait obtenue de mon vrai père il y a une
dizaine d’années au moment de leur divorce. À l’écouter, ce n’est pas
une maison qu’elle a reçue mais des traites à payer, et de mon père elle
ne dit pratiquement rien – c’est ma grand-mère qui se charge d’en
parler. Ma mère et Ken avaient des boulots minables et ne possédaient
rien à voler, du moins rien dont ils n’auraient aussitôt remarqué la
disparition. Ken faisait de l’entretien à la base aérienne, c’est-à-dire
en réalité du nettoyage, mais il se disait technicien des services du
bâtiment. Quant à ma mère, elle était aide-comptable à l’hôpital, ce qui
est également un boulot nul où on fait que regarder un écran
d’ordinateur toute la journée en tapant sur des touches pour y mettre
des chiffres.
En fait tout a commencé quand je me suis mis à
farfouiller dans la maison après l’école en cherchant quelque chose pour
tuer mon ennui : des bouquins ou des vidéos pornos ou des capotes.
N’importe quoi. Et puis qui sait, ils avaient peut-être leur petite
cachette de marijuana. Ma mère et Ken, surtout lui d’ailleurs, donnaient
sérieusement dans l’alcool mais je me disais qu’ils n’étaient peut-être
pas aussi coincés qu’ils en avaient l’air. Tout est possible. C’était
une petite maison, quatre pièces et une salle de bains, un mobile home
posé sur des parpaings comme une vraie baraque sauf qu’il n’y avait ni
sous-sol ni garage ni grenier. J’y avais vécu depuis l’âge de trois ans,
d’abord avec ma mère et mon vrai père – jusqu’à ce qu’il s’en aille
quand j’avais cinq ans –, et après avec ma mère et Ken qui m’a
officiellement adopté et qui est devenu mon beau-père. Au total, la
maison m’était aussi familière que l’intérieur de ma bouche.
Je croyais avoir passé au crible chaque tiroir,
examiné chaque placard et fouillé sous tous les lits et les meubles.
J’avais même sorti les vieux romans condensés du Reader’s Digest
que Ken avait découverts à la base aérienne et qu’il avait rapportés à
la maison pour les lire un jour mais surtout pour faire bien dans le
séjour, et je les avais ouverts l’un après l’autre à la recherche de ces
compartiments secrets qu’on peut aménager en découpant l’intérieur des
pages avec une lame de rasoir. Rien. Ou plutôt rien de neuf. À part
quelques vieux albums photos que ma mère avait récupérés de ma grand-mère. Je les avais dénichés
dans une boîte sur la dernière étagère de l’armoire à linge. Ma mère me
les avait montrés plusieurs années auparavant et je les avais oubliés,
probablement parce qu’on y voyait surtout des gens que je ne connaissais
pas, comme les cousins, les tantes et les oncles de ma mère. Mais cette
fois, en tombant à nouveau sur ces albums, je me suis rappelé y avoir
cherché des photos de mon père à l’époque où il était encore en vie et
heureux, ici à Au Sable, et n’en avoir trouvé qu’une, le montrant lui,
ma mère et sa voiture. Je l’avais étudiée comme si c’était un message
secret parce que c’était la seule photo de lui que j’avais jamais vue.
On aurait pu penser que grand-mère, quand même, aurait gardé quelques
clichés. Eh bien, non.
Il y avait pourtant dans la même boîte que les
albums un paquet de lettres attachées par un ruban. Mon père les avait
envoyées à ma mère pendant les quelques mois qui avaient suivi son
départ. Je ne les avais encore jamais lues et elles se sont révélées
plutôt intéressantes. J’ai eu l’impression que mon père se défendait des
accusations de ma mère. Elle disait qu’il nous avait quittés pour une
bonne femme du nom de Rosalie qui, toujours selon ma mère, était sa
petite amie depuis déjà des années mais il prétendait que Rosalie
n’avait été qu’une copine ordinaire au travail et des choses comme ça.
Il avait une écriture nette avec toutes les lettres inclinées du même
côté. Rosalie n’avait plus d’importance pour lui, écrivait-il. Elle n’en
avait jamais eu. Il disait qu’il voulait revenir. J’ai presque eu de la
peine pour lui. Sauf que je ne le croyais pas.
En plus, j’avais pas besoin des lettres que ma
mère lui avait écrites pour connaître sa version à elle, parce que même
si j’étais tout gamin quand ça s’était passé, il me reste des souvenirs.
Si ç’avait été un mec si bien que ça, pourquoi se serait-il cassé sans
jamais nous envoyer d’argent et sans essayer de rester en contact avec
son propre fils ? Ma grand-mère avait dit, Raye-le de ta mémoire, il est
sans doute en train de se la couler douce à l’étranger aux Caraïbes, ou
alors il est en prison pour trafic de drogue. Tu n’as pas
de père, Chappie, avait-elle déclaré. Oublie-le. C’était une dure, ma
grand-mère, et j’essayais d’être pareil quand j’en venais à penser à mon
véritable père. Je crois pas qu’elle ait su que ma mère gardait les
lettres de mon père. Je parie que mon beau-père n’en savait rien non
plus.
En tout cas, cet après-midi-là, je suis rentré
de l’école en avance parce que j’avais séché les deux derniers cours, ce
qui n’était pas plus mal étant donné que j’avais pas fait mes devoirs
et que les deux profs des cours en question sont le genre à vous virer
de la classe si vous arrivez les mains vides – une punition censée vous
pousser à faire mieux la prochaine fois. J’ai cherché dans le frigo et
je me suis fait un sandwich au fromage et à la mortadelle. J’ai bu une
des bières de mon beau-père et je suis allé dans le séjour regarder MTV
un moment en jouant avec Willie le chat qui a pris peur et qui a détalé
lorsque je l’ai fait basculer sur la tête par accident.
Puis j’ai commencé ma tournée. Il me fallait
vraiment de l’herbe. Ça faisait deux jours que j’avais pas tiré sur un
joint, et chaque fois que je reste si longtemps sans fumer je commence à
flipper, je m’énerve contre le monde comme si les gens et les choses
m’en voulaient et j’ai l’impression de ne rien valoir, d’être un raté
complet – ce qui est d’ailleurs assez vrai. Mais il suffit d’une petite
fumette et toute cette irritation, cet énervement et cette saleté de
manque de confiance en moi s’évanouissent aussitôt. On dit que la
marijuana rend paranoïaque, mais chez moi c’est l’inverse.
J’avais pratiquement abandonné l’idée de trouver quelque chose à voler dans la maison. Des
biens personnels comme la télé ou le magnétoscope auraient été faciles à
mettre en gage, mais on se serait aperçu tout de suite de leur
disparition, et le reste de leurs machins n’était qu’un tas d’articles
de ménage tout à fait nuls et impossibles à revendre du style couverture
électrique, croque-gaufre ou radio-réveil. Ma mère n’avait pas de
bijoux intéressants à part l’anneau de mariage qu’elle avait reçu de mon
beau-père et dont elle faisait grand cas, mais à mes yeux c’était rien
de mieux qu’une bague de bazar et de toute façon elle la portait tout le
temps. Ils n’avaient même pas de CD valables, toute leur musique datait
des années soixante-dix, genre disco ou variété, et en plus sur
cassettes. La seule fauche possible c’était du sérieux, par exemple
chourer la fourgonnette de mon beau-père pendant qu’il dormait, mais je
n’étais pas prêt à ça.
J’étais en train de passer une fois de plus en
revue le placard de leur chambre à quatre pattes dans le noir, tâtonnant
derrière les chaussures de ma mère, lorsque je suis tombé sur ce que
j’avais pris la fois précédente pour des couvertures pliées. En
fouillant bien, j’ai alors senti un objet dur et volumineux. J’ai sorti
le tout et quand j’ai déplié les couvertures sont apparues deux
mallettes noires que je n’avais encore jamais vues.
Assis en tailleur sur le plancher, j’ai posé la
première mallette sur mes genoux en me disant qu’elle serait sans doute
fermée à clé. À ma grande surprise, elle s’est ouverte avec un déclic,
mais ce qui m’a vraiment étonné en soulevant le couvercle ç’a été de
voir une carabine 22 long rifle à répétition démontée en trois éléments
et tranquillement rangée à l’intérieur avec une baguette, un nécessaire
de nettoyage et une boîte de balles. Remonter la carabine n’a pas été
difficile, il y avait même une lunette comme sur un fusil de tueur, et
en un rien de temps je suis parti dans un trip à la Lee Harvey Oswald.
Je me suis posté à la fenêtre de la chambre, et en écartant le rideau du
bout du canon j’ai visé par la lunette diverses cibles dans la rue en
faisant Pan ! Pan ! Je suis resté là un moment à exploser deux ou trois
clebs, à descendre le facteur et à tirer sur des gens qui passaient au
volant de leur voiture.
Puis je me suis souvenu de l’autre mallette.
Revenant vers le placard, je me suis assis et je l’ai ouverte. À
l’intérieur, tout un tas de petits sacs, trente ou quarante, remplis de
monnaie, pour la plupart des vieilles pièces de vingt-cinq cents, et
puis des cinq cents à tête d’Indien et même des pennies bizarres avec
des dates qui remontaient au tout début du siècle. Super-découverte. La
carabine doit appartenir à Ken et il la camoufle dans cette mallette à
cause de ma mère qui arrête pas de dire qu’elle a peur des armes à feu,
et les pièces aussi, je me suis dit, parce que si elles étaient à ma
mère je l’aurais su, étant donné qu’à cette époque elle me racontait
pratiquement tout. D’ailleurs c’était pas son style, de collectionner
des trucs. Tandis que Ken était pour sûr le genre de mec à avoir un
fusil hyper-bien et à jamais me le montrer ou même m’en dire quoi que ce
soit. En plus il collectionnait des machins comme des boîtes de bière
exotiques et des chopes marquées du nom des parcs qu’ils avaient
visités. Ces chopes-souvenirs, il les alignait sur des étagères,
exposées à la vue de tous, mais il m’interdisait toujours d’y toucher
parce que je remets jamais les choses en place comme elles étaient – ce
qui n’est pas faux.
J’ai démonté la carabine et je l’ai replacée
dans la mallette, puis j’ai pris deux ou trois pièces dans six sacs
différents, pour qu’il ne puisse pas se rendre compte qu’il en manquait
si jamais il vérifiait. Après quoi j’ai remballé les mallettes dans la
couverture et remis le paquet derrière les chaussures de ma mère dans le placard, là où je l’avais pris.
J’avais à peu près vingt pièces, de la menue
monnaie, pas une au-dessus de vingt-cinq cents, et je les ai portées à
la boutique du prêteur de Water Street, près de l’ancienne tannerie. Je
savais que d’autres gosses y avaient gagé des trucs qu’ils avaient
chourés à leurs parents, des bijoux, des montres, ce genre de choses. Le
vieux dans la boutique n’a pas ouvert la bouche. Il m’a même pas
regardé quand j’ai étalé les pièces sur le comptoir et que je lui ai
demandé combien il m’en donnait. C’était un mec gros et gras avec des
lunettes épaisses et des grandes auréoles de transpiration sous les
bras. Il a ramassé toute la monnaie et l’a portée dans le fond, là où il
avait son bureau, et quelques instants plus tard il est réapparu en me
disant quatre-vingts dollars, ce qui m’a mis sur le cul.
Ça me va super, man, ai-je dit, et il m’a donné
ça en billets de vingt. Je suis ressorti en planant déjà rien qu’à la
pensée de toute l’herbe que j’allais me payer avec quatre-vingts
billets.
J’avais un très bon pote, Russ, que sa mère
avait viré de chez elle au printemps. Il habitait en ville avec deux
mecs plus âgés, des motards fous de heavy metal, dans un appartement
au-dessus d’un magasin de films vidéo, le Video Den. Russ avait seize ans, il avait laissé tomber les études et il bossait à temps partiel au Video Den.
C’est chez lui que j’allais quand j’avais envie de traîner, de me faire
une fumette ou simplement de décompresser avant l’heure de rentrer chez
moi. Russ était un mec bien, mais la plupart des gens, c’est-à-dire mes
parents, le prenaient pour un nul parce qu’il était branché heavy metal
et qu’il était aussi pas mal dans la drogue. À cette époque il voulait
que je me paie un tatouage parce qu’il en avait un, lui, et qu’il
trouvait ça cool, mais je savais ce que dirait ma mère si je me ramenais
tatoué. Déjà que je la rendais folle et Ken aussi à cause de mes
mauvaises notes, des cours d’été que j’étais obligé de suivre, et puis à
cause de ma crête – mon mohawk – et des anneaux que je portais dans le
nez… En somme, selon l’aimable expression de Ken, je faisais royalement
chier tout le monde et, paraît-il, je leur donnais jamais un coup de
main. Je voyais bien que Ken, surtout, commençait à vraiment en avoir
plus que marre de moi. J’avais pas intérêt à chercher encore des
histoires.
C’est incroyable la vitesse à laquelle file la
bonne herbe quand on a assez de fric pour en acheter et surtout quand on
a des amis pour aider à la fumer comme Russ et ces mecs plus âgés avec
qui il habitait. C’était cette sorte de motards qu’on appelle des
bikers, pas des Hell’s Angels, et d’ailleurs il y en avait parmi eux qui
n’avaient même pas de moto, mais ils étaient du genre violent comme les
Angels et du coup c’était pas facile de leur dire non quand ils
entraient et qu’ils me voyaient avec Russ en train de rouler des joints
sur la table de la cuisine. En quelques jours mon petit paquet est parti
en fumée et j’ai dû revenir puiser quelques pièces de plus dans la
mallette du placard. Quand je faisais ça, je remontais toujours la
carabine et je me postais à la fenêtre pour tirer sur des cibles
imaginaires passant sur le trottoir, ou alors je m’asseyais simplement
sur le plancher et je criais Pan ! en visant l’obscurité du placard.
On arrivait à la fin des cours d’été et je
savais que j’allais me faire recaler à au moins deux des trois matières
où il me fallait la moyenne pour passer en deuxième cycle du secondaire.
Ça allait encore rendre ma mère hystérique et foutre sérieusement en
rogne mon beau-père qui avait déjà ses raisons cachées de me détester –
mais c’est quelque chose dont je veux pas parler pour l’instant. Je
fumais donc plein d’herbe, encore plus que d’habitude, et je séchais la
plupart des cours pour traîner chez Russ. Russ et les bikers
étaient en fait à l’époque mes seuls copains. Mon beau-père avait pris
une nouvelle habitude, celle de me désigner par le mot lui
et de ne jamais m’adresser directement la parole ni même de me
regarder, sauf lorsqu’il croyait que je ne le remarquais pas ou qu’il
était bourré. C’est ainsi qu’il disait à ma mère, Demande-lui où il va ce soir. Dis-lui de sortir cette putain de poubelle. Demande-lui
pourquoi il se balade avec des habits déchirés et pourquoi il porte des
boucles d’oreilles comme une gonzesse et même dans ses narines, bordel
de Dieu, disait-il alors que j’étais là, juste devant lui en train de
regarder la télé.
À ses yeux, j’étais désormais le fils de sa
femme, pas le sien, même s’il m’avait adopté quand j’avais huit ans,
après qu’ils s’étaient mariés et qu’il était venu vivre avec nous. Quand
j’étais tout gosse, c’était un beau-père assez bien – à part quelques
détails significatifs, comme on dit – mais dès que je suis devenu ado il
s’est plutôt retiré de la cellule familiale et il s’est mis
sérieusement à la bouteille – ce qui est aussi devenu le truc de ma
mère, et elle prétend que j’en suis responsable. Qu’il ne m’aime plus,
ça m’était égal, ça m’allait, mais je ne voulais pas que ma mère dise
que c’était tout de ma faute. Il y était aussi pour quelque chose.
Je suis souvent revenu rendre visite à la
collection de pièces cet été-là, et chaque fois je n’en ai prélevé que
quelques-unes dans six ou sept sacs différents. Je commençais à
reconnaître celles qui valaient le plus, par exemple celles de dix cents
à l’effigie de la dame ou celles de cinq cents avec la tête d’Indien,
et je ne prenais que celles-là sans m’embarrasser des autres.
Quelquefois le mec à la boutique de prêt me donnait cinquante dollars,
quelquefois plus de cent. Un jour il m’a demandé, Où est-ce que tu
trouves ces pièces, jeune homme ? Je suis parti dans une triste histoire
sur ma grand-mère qui était morte et qui me les avait léguées, et je ne
pouvais les vendre que petit à petit parce que c’était tout ce qui me
restait d’elle et je ne voulais pas perdre toute la collection.
Je ne sais pas s’il m’a cru, mais il ne m’a
jamais plus posé de question, se contentant de passer le fric que je
transformais en marijuana. J’étais devenu un bon client et je n’achetais
plus à ces deux mecs plus âgés qui revendaient au collège et au centre
commercial. Je m’adressais à un Hispano de Plattsburgh du nom d’Hector
qui traînait autour du Chi-Boom’s, une sorte de
club dans Water Street. J’achetais tellement de came qu’Hector a cru que
j’étais dealer, et en fait, deux ou trois fois où j’en ai eu en rab
j’en ai vendu quelques sachets à des amis, des mecs qui habitaient avec
Russ. Mais au total c’étaient moi et Russ qui la fumions presque toute,
et bien entendu les bikers.
Puis un soir je suis revenu de chez Russ vers minuit. À cette époque je me déplaçais encore sur un VTT
aux pneus sculptés que ma mère m’avait offert deux Noëls auparavant.
C’était un peu mon emblème, ce vélo, comme peut l’être un skate pour
d’autres, et j’avais l’habitude de le mettre dans la maison le soir et
de le ranger dans l’entrée. Sauf que cette fois-là lorsque j’ai grimpé
les marches avec mon vélo sur l’épaule la porte s’est ouverte toute
seule devant moi et c’était mon beau-père qui se tenait là avec ma mère
juste derrière lui, et elle avait le visage tout rouge de larmes. Je
vois alors qu’il a la rage, peut-être aussi qu’il est bourré, et je me
dis naturellement qu’il a dû lui foutre une raclée parce que c’est un
truc qu’il fait, et alors je lui enfonce mon vélo dans le ventre et il
prend le guidon en pleine gueule, ce qui lui fait tomber les lunettes.
Aussitôt tout le monde se met à brailler, moi avec. Mon beau-père
m’arrache le vélo des mains et le jette au bas des marches. Ça me rend
dingue et je commence à lui lancer les pires insultes qui me
viennent à l’esprit du genre pédé et enculé tandis qu’il m’attrape les
bras et me tire à l’intérieur en me disant de fermer ma gueule à cause
des voisins, et ma mère me crie dessus comme si c’était moi qui lui
avais filé sa raclée et qui balançais les vélos des mômes, moi et pas
son mari, merde.
Enfin la porte s’est refermée et nous sommes
tous restés là à haleter et à nous affronter du regard jusqu’à ce qu’il
dise, Va dans le séjour, Chappie, et assieds-toi. On a des choses à te
dire, mon beau monsieur, et c’est alors que je me suis souvenu des
pièces.
Sur la petite table il y avait la mallette. Elle
était fermée, et j’ai aussitôt pensé que c’était celle qui contenait la
carabine. Mais non, dès que mon beau-père l’a ouverte d’un geste vif
j’ai vu que c’était celle où il y avait les pièces, et je me suis aussi
aperçu pour la première fois qu’il n’en restait pas beaucoup. J’ai
ressenti comme un choc. Les sacs en plastique étaient tout plats et
certains d’entre eux complètement vides. Je croyais pourtant avoir bien
enlevé tous ceux où il ne restait plus rien, mais de toute évidence je
l’avais pas fait. Pas malin. Ma mère assise sur le canapé fixait du
regard la mallette ouverte comme s’il s’agissait d’un cercueil avec un
cadavre dedans, et Ken m’a ordonné de m’asseoir dans le fauteuil – ce
que j’ai fait alors qu’il restait debout entre moi et la table, les bras
croisés à la manière d’un flic. Il avait remis ses lunettes et s’était
un peu calmé, mais il fulminait toujours, je le savais, parce que je
l’avais frappé avec le vélo.
J’avais l’impression d’être un pitoyable pantin,
les yeux rivés sur les quelques pièces qui restaient. Je me souvenais
de ce que j’avais ressenti la première fois que j’avais ouvert la
mallette et que j’y avais découvert une réserve inépuisable d’herbe
comme si j’étais tombé sur la poule aux œufs d’or. Ma mère s’est alors
mise à pleurer – ça ne rate jamais quand je fais une grosse connerie –
et j’ai voulu me lever pour la consoler en présentant des excuses comme
d’habitude, mais Ken m’a dit de rester assis et de simplement fermer ma
gueule même si je l’avais pas encore ouverte.
Chappie, a dit ma mère, c’est la pire chose que
tu aies jamais faite ! Et elle a sangloté encore plus fort. Willie le
chat a essayé de sauter sur ses genoux mais elle l’a repoussé avec
rudesse. Il est redescendu et il a quitté la pièce.
Ken a déclaré que depuis un bout de temps il se
foutait pas mal de ce que je volais à d’autres gens ou de combien de
dope j’achetais, que c’était mon problème et pas le sien, qu’il avait
fait une croix sur moi de toute façon, mais quand je me mettais à
détrousser ma propre mère, là il mettait le holà surtout quand je volais
quelque chose d’irremplaçable comme ces pièces. Il a dit que j’avais eu
de la veine de pas avoir pris sa carabine parce qu’il aurait appelé les
flics sans hésitation. Que je me débrouille avec eux. Il en avait marre
de nourrir, loger et habiller un feignant, un voleur et un drogué, et
que si ça ne tenait qu’à lui il me virerait de cette maison séance
tenante, mais ma mère ne le lui permettait pas.
Je lui ai dit, J’ai cru que c’étaient tes pièces. Sur quoi il m’a lancé une gifle retentissante sur un côté du crâne.
C’étaient celles de ta mère !
a-t-il déclaré d’un ton sarcastique, et aussitôt elle est devenue comme
dingue, se mettant à brailler que les pièces avaient appartenu à sa
mère, qu’elle les lui avait données bien des années auparavant avec
d’autres objets possédant une valeur réelle et sentimentale, et qu’un
jour ces pièces devaient me revenir, qu’elles vaudraient très cher, mais
maintenant que je les avais volées, puis revendues, et que j’avais
dépensé l’argent pour de la drogue, elle ne pourrait jamais me les
passer. Jamais.
C’étaient que des pièces, j’ai répondu. Je
savais que c’était bête, mais je ne trouvais rien d’autre à dire et
comme je me sentais déjà tout à fait idiot et déprimé, pourquoi ne pas
dire quelque chose qui exprimait ce que j’éprouvais. Elles valaient pas
grand-chose de toute façon, j’ai ajouté, et mon beau-père m’a flanqué
une nouvelle taloche, en plein sur l’oreille, cette fois, arrachant un
anneau, ce qui m’a fait vraiment mal. Mais on aurait dit que la vue de
mon sang l’excitait parce qu’il m’a envoyé deux beignes de plus, chaque
fois plus fort, si bien que ma mère a fini par lui crier de s’arrêter.
Ce qu’il a fait. Et quand il est passé dans la
cuisine pour prendre une bière, je me suis levé, et encore tout
tremblant, j’ai déclaré d’une voix forte, Je me tire d’ici !
Aucun des deux n’a tenté de me retenir, ni m’a
demandé où je comptais aller. J’ai donc pris la porte que j’ai claquée
aussi fort que je pouvais, puis j’ai ramassé mon vélo là où il l’avait
jeté et je suis allé tout droit chez Russ qui m’a fait dormir sur un
vieux canapé tout miteux dans son séjour.
*
Le lendemain matin, dès l’heure où, je le
savais, ma mère et Ken seraient à leur travail, je suis revenu à la
maison chercher mes vêtements et mes autres affaires. J’ai pris quelques
serviettes, une couverture dans l’armoire à linge et un shampooing dans
la salle de bains, et j’ai tout fourré dans deux taies d’oreiller.
J’étais sur le point de partir lorsque je me suis souvenu des quelques
pièces qui restaient et je me suis dit, pourquoi ne pas les emporter
puisque de toute façon elles sont censées me revenir un jour. J’avais
l’esprit dur et froid comme si une mentalité de criminel se glissait en
moi et je trouvais marrant d’avoir inventé cette histoire de grand-mère
pour le prêteur sur gages et de découvrir ensuite qu’elle était presque
vraie.
J’ai posé mes affaires près de la porte
d’entrée, j’ai sorti une bière du frigo, l’ai ouverte, et je suis revenu
dans la chambre de ma mère et de Ken. Je savais, comme on dit, qu’avec
de l’herbe on garde sa bête, et que si je comptais m’installer chez Russ
j’avais intérêt à avoir des joints à faire circuler jusqu’à ce que je
me trouve un boulot ou quelque chose dans le genre.
Il était peu vraisemblable qu’ils aient remis
les pièces dans le placard mais je ne perdais rien à regarder.
Incroyable mais vrai, quand j’ai plongé les mains dans l’obscurité j’ai
trouvé les deux mallettes enveloppées dans la couverture exactement
comme au premier jour.
Ken et ma mère avaient dû estimer qu’après cette
soirée j’aurais trop peur pour y revenir, mais en fait j’étais
désormais allé trop loin pour redouter quoi que ce soit. La première
petite valise contenait le restant des pièces, disons cinquante ou
soixante, dans une demi-douzaine de sacs que j’ai pris. J’ai ouvert la
seconde et j’ai monté la carabine comme d’habitude, la chargeant cette
fois rien que pour voir comment on faisait puisque je n’aurais sans
doute plus l’occasion d’essayer.
Je me tenais près de la fenêtre et par la
lunette je visais un gamin sur un tricycle de l’autre côté de la rue
lorsque j’ai entendu grincer la porte de la chambre derrière moi comme
si quelqu’un arrivait par l’entrée. J’ai pivoté pour découvrir Willie le
chat en train de sauter sur le lit de ma mère. Ça avait dû me faire
flipper, parce que j’ai pointé la carabine sur lui et j’ai appuyé sur la
détente, mais il n’y a rien eu. L’ami Willie est venu vers le bas du
lit, il a reniflé le bout du canon et on aurait dit qu’il allait le
lécher. J’ai de nouveau pressé la détente mais comme il ne se produisait
toujours rien je me suis rendu compte que la sécurité était mise et la gâchette bloquée.
J’ai cherché le dispositif de sécurité, mais
juste quand je l’ai trouvé Willie a sauté du lit et il a disparu dans le
placard. On peut dire qu’il a eu de la chance, parce que dès qu’il est
parti je me suis soudain vu, debout avec le fusil dans les mains, et
j’ai réalisé ce que j’avais voulu lui faire. Alors j’ai commencé à
pleurer, ça m’est monté du ventre et de la poitrine jusqu’à la tête et
je suis resté là à sangloter, avec dans les mains cette conne de
carabine à mon beau-père, et, par terre, les derniers sacs de pièces de
ma grand-mère à côté des mallettes noires grandes ouvertes. C’était
comme si plus rien n’avait d’importance, parce que tout ce que je
touchais se transformait en pourriture, et je me suis mis à tirer. Pan,
pan, pan ! J’ai surtout tiré dans le lit de ma mère et de mon beau-père
jusqu’à ce que la carabine soit vide.
Ensuite je me suis réveillé comme si je sortais
d’une torpeur hypnotique. J’ai arrêté de pleurer, j’ai posé la carabine
sur le lit et je me suis mis à quatre pattes pour essayer de faire
sortir Willie du placard, mais il avait trop peur. Je lui parlais comme
si c’était ma mère, en lui disant, Pardon, pardon, pardon, à toute
vitesse et avec une voix aiguë comme quand j’étais tout môme et qu’il
arrivait un truc comme ça.
Mais ce chat ne risquait plus de me faire
confiance. Tout au fond de l’obscurité du placard, mort de trouille,
c’était l’image même de ce que je ressentais, aussi me suis-je dit que
le mieux serait de le laisser tranquille. J’ai ramassé les pièces et
j’ai pris le couloir.
J’ai transporté mes affaires chez Russ où j’ai
habité jusqu’à ce que je n’aie plus ni pièces ni herbe. Alors Russ m’a
dit que ses potes plus âgés voulaient plus me voir dans les parages.
Hector m’a donné deux sachets à crédit pour que je revende à mon compte,
puis les mecs plus âgés ont décidé que je pouvais utiliser le canapé
dans le séjour pour au moins le reste de l’été du moment que je les
fournissais en herbe. Comme j’étais passé dealer, c’est ce que j’ai
fait.
À plusieurs reprises ce premier été et aussi
l’automne qui a suivi, j’ai pensé à revenir et à faire la paix avec ma
mère et même avec mon beau-père, à lui proposer de rembourser les pièces
dès que j’aurais trouvé un travail, mais je savais que je ne pourrais
jamais la dédommager parce que ce n’était pas seulement une question
d’argent. Ces vieilles pièces de ma grand-mère constituaient en quelque
sorte mon héritage. En plus ma mère avait peur de Ken et voulait qu’il
soit content. Comme – pour d’autres raisons que j’étais le seul à
connaître – il était soulagé de me savoir enfin hors de sa vue et pour
ainsi dire hors de son esprit, elle se trouvait dans l’impossibilité de
me laisser revenir. Du coup, je n’ai même pas essayé.
2
2
TOUT EST PARDONNÉ
Les choses se sont déroulées ainsi sans trop de
heurts le reste de l’été et pendant l’automne. À mon insu, cependant, je
me coulais dans une mentalité de délinquant. Vendre de la marijuana aux
bikers et à d’autres était illégal, je le savais, mais ce n’était pas
ça qui en faisait à mes yeux un délit, et ce n’est pas pour avoir commis
des actes vraiment criminels que je suis devenu un délinquant : c’est à
cause de mon changement d’attitude envers ma mère, Ken, et d’autres
personnes ordinaires.
Ça ne m’a pas mené en prison ni causé d’autres
ennuis de ce genre, mais je me souviens du jour où j’ai été pris en
train de voler dans le magasin de lingerie, au centre commercial
Champlain de Plattsburgh, comme du vrai début de ma vie de délinquant.
Je veux dire par là que c’est la première fois que je me suis vu comme
quelqu’un qui est en fait un délinquant. On était presque à la Noël,
l’année où ma mère et Ken m’avaient viré de leur maison alors que je
n’avais que quatorze ans, et je campais chez Russ avec les bikers, à Au
Sable Forks dans Water Street. Ils m’autorisaient encore à dormir sur
leur canapé pourri parce que je continuais à leur fournir de l’herbe –
et souvent même à crédit – mais en fait quand j’étais là-bas je restais
la plupart du temps dans la chambre de Russ. Les bikers étaient plus
âgés que nous et ils se défonçaient avec des trucs plus forts. J’ai vu
l’un d’eux un jour se frotter une ligne de coke directement dans l’œil,
ce qui m’a plutôt écœuré. Et puis ils buvaient sec.
Russ avait seize ans, et comme il travaillait à temps partiel au Video Den
pendant le jour, le soir on allait souvent dans le centre commercial
avec sa Camaro. Je dealais un peu d’herbe à d’autres jeunes, on traînait
jusqu’à la fermeture des magasins et puis on draguait les filles. En
fait, la plupart du temps il ne se passait rien et on restait assis sur
les bancs à regarder tous ces couples mochards faire leurs achats de
Noël. À Noël, les centres commerciaux sont pleins de gens qui se sentent
mal parce qu’ils n’ont pas assez d’argent. Alors ils se disputent et
ils traînent leurs mômes par le bras. Tous ces chants, ces lumières
clignotantes et ces mecs déguisés en Père Noël sont censés vous faire
oublier vos ennuis mais en fait c’est l’inverse. En tout cas pour moi,
et c’est une des raisons pour lesquelles j’aimais bien avoir fumé avant
d’aller là-bas.
Ce soir-là, environ dix jours avant Noël, je
n’avais plus d’herbe et je pensais à ma mère et à Ken, comment ils
allaient se sentir maintenant qu’ils étaient seuls pour la première
fois, et je me suis demandé ce qu’ils feraient pour la veillée de Noël.
D’habitude ils se bourraient la gueule avec un mélange d’egg flip
et de bourbon – ma mère prétendait que c’était une recette secrète de
sa mère – et ils regardaient les programmes spéciaux à la télé. Vers
onze heures, quand arrivait le journal télévisé, on ouvrait les cadeaux,
on s’embrassait et on se disait merci, puis ils s’en allaient dans leur
chambre où ils s’écroulaient ivres morts tandis que je fumais un joint
dans la salle de bains avant de regagner le séjour et de regarder MTV
avec Willie jusqu’à ce que je m’endorme. Ça allait mais c’était pas
vraiment l’idéal. En tout cas on avait un arbre, des guirlandes
électriques aux fenêtres et tout le reste, et l’année précédente ç’avait
été super parce que ma mère m’avait offert un blouson en daim de
qualité extra et Ken m’avait donné une montre Timex. Pour que je rentre à
la maison à l’heure, avait-il précisé. Pour elle, j’avais
acheté un de ces longs foulards de soie indiens qu’elle avait l’air de
bien aimer, et pour lui des gants de voiture doublés. Tout le monde
était heureux malgré l’egg flip.
Mais il s’était passé bien des choses depuis.
D’abord, l’événement principal c’était que je m’étais fait virer de la
maison pour avoir volé et gagé la collection de pièces de ma mère. Mais
cet événement avait aussi à voir avec mon mohawk, mes oreilles et mon
nez percés, ainsi qu’avec mes déboires en classe. Et même s’ils ne
m’avaient jamais pris sur le fait, mes parents savaient parfaitement que
je fumais plein de joints et que c’était la raison pour laquelle
j’avais volé les pièces. Quand j’avais quitté la maison, je suppose
qu’il s’agissait d’une sorte de départ par consentement mutuel.
Ils m’auraient permis de revenir si j’avais
voulu, mais seulement si je pouvais être différent, quelqu’un d’autre,
ce qui non seulement était impossible, mais aussi injuste parce que je
n’avais plus les moyens de rester à l’écart des embrouilles. J’avais dû
franchir un seuil, mais sans m’en apercevoir, dans un passé lointain,
quand j’étais un môme de cinq ou six ans, que mon vrai père s’était tiré
et que Ken avait emménagé.
Je savais que c’était sans issue, mais je me
suis quand même mis à imaginer la scène. Je demande à Russ de me déposer
devant la maison de ma mère et de Ken. Tout mon barda, y compris le VTT
qui me sert d’emblème, se trouve dans la Camaro de Russ. On le décharge
et on l’entasse sur le trottoir. Mais aussi j’ai un grand sac de
cadeaux pour ma mère et pour mon beau-père, des trucs hyper-bien comme
un grille-pain mini-four, une mijoteuse électrique, peut-être des bijoux
et une chemise de nuit pour maman. Pour Ken j’ai un Polaroïd, une
ponceuse électrique, et un pull de ski à col roulé. Puis Russ s’en va et
me voilà tout seul sur le trottoir. La maison est plongée dans
l’obscurité, à part la guirlande électrique autour de la porte d’entrée
et sur la balustrade de la terrasse à l’arrière. Il y a aussi des
bougies électriques aux fenêtres et je peux voir clignoter les lampes du
sapin à travers le rideau du séjour, où, je le sais, ils sont en train
de regarder le Cosby Special ou un truc du
genre. C’est le soir de Noël. Il neige un peu. Ils sont vraiment tristes
que je ne sois pas avec eux, mais ils ne savent pas comment me laisser
rentrer à la maison sans donner l’impression que ce que je leur ai fait
n’a pas d’importance : avoir volé la collection de pièces, fumer de
l’herbe, me couper les cheveux à la mohawk, aller vivre avec Russ et les
bikers, laisser tomber le collège (ils doivent bien en avoir été
avertis) et faire le dealer pour Hector l’Hispano du Chi-Boom’s
(ça ils ne s’en doutent pas, bien que je me demande comment ils croient
que j’ai vécu ces derniers mois, de la charité publique ?). Ce qu’ils
ne savent pas non plus, c’est que jusqu’à présent je ne me suis pas fait
graver de tatouage, même si Russ en a un sur l’avant-bras qui est
vraiment cool, et même s’il me tanne toujours pour que j’en aie un.
Bon, dans cette scène je frappe à la porte et
quand ma mère ouvre je lui dis, Joyeux Noël, maman, comme ça d’une voix
ordinaire et neutre, et puis je lui tends le sac où tous les cadeaux
sont enveloppés dans un papier incroyablement brillant avec des nœuds et
tout ce qu’il faut. Elle se met à pleurer comme toujours quand elle est
émue, et puis mon beau-père arrive à son tour pour voir ce qui se
passe. Je lui dis la même chose, Joyeux Noël, Ken. Et à lui aussi je
tends le sac plein de cadeaux. Ma mère ouvre la porte, me prend le sac
et le passe à Ken avant de me serrer dans ses bras bien fort comme une
mère. Ken me serre la main et me dit, Entre donc, mon gars. Nous allons
dans le séjour, je leur distribue les cadeaux et tout est pardonné.
Ils n’ont pas prévu de cadeaux pour moi, et
naturellement ils se sentent gênés et s’excusent, mais ça m’est égal.
Tout ce qui m’importe, c’est qu’ils aiment ce que je leur ai apporté, et
c’est le cas. Plus tard nous buvons de l’egg flip
en regardant la télé, puis Ken, en jetant un coup d’œil par la fenêtre,
aperçoit mon vélo, mes fringues et le reste de mes affaires sur le
trottoir avec la neige qui tombe dessus. Il me dit alors, Tu veux pas
rentrer tout ça, mon gars ?
*
Quand je me suis fait pincer pour vol à l’étalage, c’était dans un magasin de lingerie de luxe, le Victoria’s Secret,
au moment où je sortais de la boutique avec une chemise de nuit en soie
verte enfoncée dans la poche de mon blouson. L’agent de sécurité était
un Black du nom de Bart que je connaissais personnellement et à qui
j’avais un jour vendu de l’herbe. Il m’a immobilisé, m’a fait faire
demi-tour et m’a conduit dans un bureau à l’arrière de la boutique où se
trouvait déjà son chef et le directeur du magasin. Lorsqu’ils m’ont eu
emmerdé un bout de temps j’ai fini par leur lâcher le nom de ma mère et
son numéro de téléphone. Bart, le Noir qui m’avait arrêté, devait
poursuivre sa ronde et quand il est sorti du bureau je lui ai jeté un
regard vraiment dur, mais il n’a pas eu l’air de s’en soucier, il savait
que je pouvais pas le dénoncer sans m’accuser moi-même d’un délit
encore pire. Et puis évidemment une demi-heure plus tard ils ont
débarqué, ma mère et mon beau-père : elle avec l’air effrayé et
bouleversé, lui simplement furieux, mais aucun des deux ne m’a adressé
la parole, ils n’ont parlé qu’au directeur du magasin et au chef de la
sécurité. Pendant leur conversation, ils m’ont fait asseoir tout seul
dans une pièce de la réserve à côté du bureau, et je suis resté là à
contempler le panneau d’interdiction de fumer en souhaitant pouvoir
griller un joint pour me mettre à planer. Au bout de quelques minutes ma
mère est ressortie en se tordant les mains et elle avait la figure
toute rouge de larmes.
Elle a dit, Ils veulent t’arrêter ! Et Ken est d’accord. Il estime que ça te fera du bien. Moi, j’essaie de leur expliquer qu’on a tous
eu un tas d’ennuis à la maison, cette année, et que c’est à ça que tu
réagis. Elle a ajouté : J’essaie de te faire relâcher, tu comprends ?
Est-ce que tu comprends ?
J’ai dit, Ouais, je comprends.
Alors, elle a dit, Si tu veux bien entrer
là-dedans et leur dire que tu regrettes, que tu vas venir avec nous et
que tu ne remettras plus les pieds au centre commercial, je crois qu’ils
fermeront les yeux. Et Ken sera d’accord. Il est énervé, c’est normal,
et très en colère, et gêné, mais ça lui passera si tu fais des excuses
et que tu te tiens tranquille. Ça pourrait bien être ta dernière chance,
mon petit monsieur, me lance-t-elle. Allez, viens. Elle m’a pris par le
bras et m’a ramené dans le bureau où mon beau-père était en train de
plaisanter avec le directeur du magasin, un mec d’âge mûr qui portait
des bretelles rouges et un nœud papillon assorti, et avec le chef des
agents de sécurité qui avait un pistolet attaché à la taille – un vrai
cow-boy, probablement un ancien flic. Tous les trois étaient devenus
potes, et ils nous ont regardés moi et ma mère comme si on était de la
vermine.
Vas-y, m’a lancé ma mère en me poussant en avant d’un pas. Dis-leur ce que tu viens de me dire.
Je ne lui avais rien dit, mais je savais ce
qu’elle voulait que je leur raconte. Je me sentais tout drôle, comme si
j’étais dans un film et que je pouvais réciter ce que je voulais sans
que ça change quoi que ce soit dans le monde réel. Ilsavaient tous les yeux sur moi et ils attendaient
que je leur dise ce qu’ils souhaitaient, mais j’ai regardé le bout de
mes pieds et j’ai bredouillé, Mon copain devait me prêter cinquante
dollars mais il a pas été payé à temps. Je ne sais pas pourquoi j’ai dit
ça, mais ça m’a fait du bien – c’était presque comique.
Ah ! Vous voyez ! a dit mon beau-père à ses
potes. Ce gosse n’a aucune idée de ce qui est bien ou mal ! Qu’est-ce
qui pouvait bien t’intéresser dans un déshabillé
de femme ? s’est-il exclamé en riant et en tenant la chemise de nuit
entre le pouce et l’index comme s’il s’agissait d’un costume porno que
je devais mettre.
Je ne risquais pas de lui répondre. Je suis
resté là, debout, et au bout d’un moment, comme personne ne disait rien,
ma mère m’a attrapé par le bras et m’a reconduit à la réserve. Écoute,
mon petit monsieur ! a-t-elle lancé, vraiment contrariée. Je rentre
là-dedans une dernière fois et souviens-toi que c’est moi qui me mets en
première ligne pour toi ! Si je les persuade de te relâcher il faut que
tu me promettes de rentrer à la maison avec nous et de prendre les
choses autrement. Et ça veut dire autrement ! Tu me donnes ta parole ? Tu me la donnes ?
Ouais, j’ai répondu, et elle est revenue dans le
bureau. Je les entendais argumenter à travers la cloison, la voix de ma
mère était aiguë et implorante, celle de mon beau-père basse et pleine
de grognements, et de temps en temps survenait un commentaire de la part
du directeur ou de l’agent de sécurité. Ça m’a semblé durer des heures,
mais il n’a sans doute fallu que quelques minutes avant que ma mère
réapparaisse en souriant tristement. Elle m’a serré dans ses bras et
embrassé sur les joues. Elle m’avait pris les deux mains dans les
siennes et, me regardant dans les yeux, elle a dit, C’est bon, ils vont
te laisser partir. Ken a fini par se ranger de mon côté, mais comme il a
dit, c’est ta dernière chance. Viens, allons-nous-en. Ken nous retrouve
dehors, devant l’entrée de Sears avec la
voiture. Regarde-moi ça, a-t-elle ajouté en souriant. Comme tu grandis,
mon beau. Évidemment ce n’était pas vrai. Je n’étais même pas de sa
taille et elle est petite.
Et quand nous sommes passés dans la galerie,
j’ai vu Russ sur un banc près de la fontaine qui glandait avec un gamin
que je ne connaissais pas. Il y avait aussi deux filles du collège de
Plattsburgh qui fumaient des cigarettes en faisant comme si les mecs à
côté d’elles n’étaient pas là. Écoute, maman, j’ai dit. Toutes mes
affaires sont chez Russ, d’accord ? Je vais aller les chercher avec lui.
Toi et Ken vous pouvez passer devant sans moi.
Elle a semblé un peu déconcertée. Quoi ?
Pourquoi est-ce qu’on ne s’y arrêterait pas avec toi pour les prendre
tout de suite ? T’as pas besoin d’aller avec Russ.
Non, non, j’ai dit. L’appartement est fermé à
clé. Il faut que j’y aille avec Russ. J’ai pas de clé. En plus, je lui
dois vingt dollars de loyer. Et je peux pas sortir mes affaires tant que
je le paie pas. Tu peux me donner vingt dollars, maman ?
Je n’avais plus ni thune ni herbe, mais je
savais que Russ en avait. Je pensais déjà à me défoncer avec lui et les
filles à qui il parlait et puis à rouler dans Plattsburgh dans sa
Camaro.
Non, a-t-elle répondu. Non ! C’est évident que
je peux pas te donner d’argent ! Je ne comprends pas. Tu n’as pas
enregistré ce qui vient de se passer là-dedans ? Tu ne sais pas ce que
je viens d’endurer ?
Écoute, maman, donne-moi l’argent. J’en ai besoin.
Qu’est-ce que tu dis ?
Donne-moi l’argent.
Quoi ?
L’argent.
Elle m’a dévisagé d’un air étrange et plein
d’appréhension comme si elle s’efforçait de me reconnaître sans y
arriver tout à fait, et j’ai soudain éprouvé un sentiment de pouvoir
tout neuf. Je ne m’en sentais même pas coupable. Elle a plongé sa main
dans son sac, en a retiré un billet de vingt et me l’a tendu.
Merci, j’ai dit en lui donnant un baiser sur la joue. Je rentrerai plus tard, quand j’aurai récupéré mes trucs chez Russ.
Elle a porté la main à sa bouche et elle s’est
éloignée de moi de quelques petits pas, puis elle s’est retournée et
elle s’est évanouie dans la foule. En rejoignant Russ et les autres je
me rappelle que je me disais, Maintenant je suis un délinquant.
Maintenant je suis un vrai délinquant.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire