La Répétition (Kundera)


SAVOIR-FAIRE DE LA RÉPÉTITION

Il existe un savoir-faire de la répétition. Car il y a, bien sûr, des répétitions mauvaises, maladroites (quand pendant la description d’un dîner on lit dans deux phrases trois fois les mots « chaise » ou « fourchette », etc.). La règle : si on répète un mot c’est parce que celui-ci est important, parce qu’on veut faire retentir, dans l’espace d’un paragraphe, d’une page, sa sonorité ainsi que sa signification.

DIGRESSION : UN EXEMPLE DE LA BEAUTÉ
DE LA RÉPÉTITION

La très petite nouvelle (deux pages) de Hemingway, Une lectrice écrit, est divisée en trois parties : 1) un court paragraphe qui décrit une femme écrivant une lettre « sans s’interrompre, sans barrer ou récrire un seul mot » ; 2) la lettre elle-même où la femme parle de la maladie vénérienne de son mari ; 3) le monologue intérieur qui suit et que je reproduis :
« Peut-être pourra-t-il me dire ce qu’il faut faire, songea-t-elle. Peut-être me le dira-t-il ? Sur la photo du journal, il a l’air très savant et très intelligent.
Tous les jours, il dit aux gens ce qu’il faut faire. Il saura sûrement. Je ferai tout ce qu’il faudra. Pourtant il y a si longtemps que ça dure… si longtemps. Vraiment longtemps. Mon Dieu, comme il y a longtemps. Je sais très bien qu’il devait aller où on l’envoyait, mais je ne sais pas pourquoi il a été attraper ça. Oh, mon Dieu, j’aurais tellement voulu qu’il ne l’attrape pas. Je m’en fiche de savoir comment il l’a attrapé. Mais Dieu du ciel, j’aurais tant voulu qu’il ne l’attrape pas. Il n’aurait vraiment pas dû. Je ne sais pas quoi faire. Si seulement il n’avait pas attrapé de maladie. Je ne sais vraiment pas pourquoi il a fallu qu’il soit malade. »
L’envoûtante mélodie de ce passage est fondée entièrement sur des répétitions. Elles ne sont pas un artifice (comme une rime en poésie) mais ont leur source dans le langage parlé de tous les jours, dans le langage le plus brut.
Et j’ajoute : cette petite nouvelle représente dans l’histoire de la prose, me semble-t-il, un cas tout à fait unique où l’intention musicale est primordiale : sans cette mélodie le texte perdrait toute sa raison d’être.

Milan Kundera, Les Testaments trahis

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