[L’histoire se déroule durant la Seconde Guerre mondiale en Hongrie. Les héros, deux jumeaux, sont inséparables. Leur père est au front. Pour leur épargner les bombardements sur la grande ville, leur mère les confie à leur grand-mère, à la campagne.]
Chez
Grand-Mère, il n'y a pas de papier, ni de crayon. Nous allons en chercher dans
le magasin qui s'appelle : « Librairie-Papeterie ». Nous choisissons un paquet
de papier quadrillé, deux crayons et un grand cahier épais. Nous posons tout
cela sur le comptoir face au gros monsieur qui se tient derrière. Nous lui
disons :
– Nous
avons besoin de ces objets, mais nous n'avons pas d'argent.
Le
libraire dit :
– Comment ?
Mais… il faut payer.
Nous
répétons :
– Nous
n'avons pas d'argent, mais nous avons absolument besoin de ces objets.
Le
libraire dit :
– L'école
est fermée. Personne n'a besoin de cahiers ni de crayons…
Nous
disons :
– Nous
faisons l'école chez nous. Tout seuls, nous-mêmes.
– Demandez
l'argent à vos parents.
– Notre
Père est au front et notre Mère est restée à la Grande Ville. Nous habitons
chez notre Grand-Mère, elle n'a pas d'argent non plus.
Le
libraire dit :
– Sans
argent vous ne pouvez rien acheter.
Nous
ne disons plus rien, nous le regardons. Il nous regarde aussi. Son front est
mouillé de transpiration. Au bout d'un certain temps, il crie :
– Ne
me regardez pas comme ça ! Sortez d'ici !
Nous
disons :
– Nous
sommes disposés à effectuer quelques travaux pour vous en échange de ces
objets. Arroser votre jardin, par exemple, arracher les mauvaises herbes,
porter des colis…
Il
crie encore :
– Je
n'ai pas de jardin ! Je n'ai pas besoin de vous ! Et d'abord, vous ne
pouvez pas parler normalement ?
– Nous
parlons normalement.
– Dire
à votre âge : « disposés à effectuer », c'est normal, ça ?
– Nous
parlons correctement.
– Trop
correctement, oui. Je n'aime pas du tout votre façon de parler ! Votre
façon de me regarder non plus ! Sortez d'ici !
Nous
demandons :
– Possédez-vous
des poules, monsieur ?
Il
tapote son visage blanc avec un mouchoir blanc.
Il
demande sans crier :
– Des
poules ? Pourquoi des poules ?
– Parce
que si vous n'en possédez pas, nous pouvons disposer d'une certaine quantité
d'œufs et vous les apporter en échange de ces objets qui nous sont
indispensables.
Le
libraire nous regarde, il ne dit rien.
Nous
disons :
– Le
prix des œufs augmente de jour en jour. En revanche, le prix du papier et des
crayons…
Il
jette notre papier, nos crayons, notre cahier vers la porte et hurle :
– Dehors !
Je n'ai pas besoin de vos œufs ! Prenez tout ça, et ne revenez plus !
Nous
ramassons les objets soigneusement et nous disons :
– Nous
serons pourtant obligés de revenir quand nous n'aurons plus de papier ou que
nos crayons seront usés.
Agota
Kristof, Le Grand cahier, 1986.
1)
Le narrateur est-il présent dans le texte et dans l’histoire ?
2)
Pourquoi doit-on dire qu’il s’agit d’une scène ?
3)
En quel style est rapporté le dialogue ?
4)
Y a-t-il une description dans cet extrait ? Y a-t-il des éléments
descriptifs ? Sont-ils nombreux ? Pourquoi ?
5)
Pourquoi le commerçant se met-il en colère ?
6)
En quoi son attitude contraste-t-elle avec celle des jumeaux ?
7)
Pourquoi n’y a-t-il ni figures de style, ni incises, ni phrases longues ?
8)
Quel est le temps du récit ? Pourquoi ?
9)
Quelle idée ce passage nous donne-t-il des jumeaux ?
10)
Quelle impression a voulu produire l’auteur ?