Comparez ces deux incipits de roman (procédés, niveau de langue, contenus narratifs) :
Si vous voulez vraiment que j'en parle, la première chose que vous voudrez sans doute savoir, c’est où je suis né,
et quel genre d'enfance pourrie j'ai eu, et ce que faisaient
mes parents avant de m’avoir, et toutes ces conneries à la David
Copperfield, mais j’ai pas envie de rentrer là-dedans, si vous voulez savoir la vérité. D'abord, ce genre
de truc m'embête et deuxièmement, mes parents auraient chacun environ
deux attaques, si je racontais des trucs plutôt personnels sur eux. Ils sont assez susceptibles à propos de ce genre de choses,
spécialement mon père. Ils sont sympa et tout – je dis pas le contraire – mais ils sont aussi terriblement susceptibles. D'ailleurs, je ne
vais pas vous faire ma putain d'autobiographie en entier. Je vais juste vous
raconter ce truc de dingue qui m’est arrivé vers le dernier Noël
juste avant que je sois pas mal déglingué et que je sois obligé de venir ici me
remettre. Je veux dire, c'est tout ce que j'ai dit à D.B. et il est mon frère et
tout. Il est à Hollywood. C’est pas trop loin de cette foutue baraque et
il vient me voir pratiquement chaque week-end. Il va me
ramener à la maison quand je rentrerai chez moi, le mois prochain peut-être. Il vient de se payer une Jaguar. Une de ces petites merveilles anglaises
qui font environ du trois cents à l’heure. Ça lui a coûté pas loin
de quarante mille balles. Il est plein aux as à présent. C'était pas comme ça avant. Avant,
il était juste un écrivain normal quand il était à la maison. Il a écrit
ce super livre de nouvelles, Le Secret du poisson rouge, au cas où vous n'auriez jamais entendu parler de lui. La meilleure dedans, c’était "Le Secret du poisson rouge". C'était à propos d’un petit gosse qui voulait laisser personne
regarder son poisson rouge parce qu’il l’avait acheté avec
ses propres sous. Ça m’a tué. Maintenant il est à Hollywood, D.B., à se
prostituer. S’il y a une chose dont j’ai horreur c’est les films. Ne m’en parlez jamais.
Salinger, L'Attrape-coeurs, 1951.
Vous allez sans doute croire que j’invente pour
avoir l’air mieux que je suis en réalité ou plus malin ou pour me vanter
d’avoir de la chance, mais c’est faux. En plus, bien des choses qui me
sont arrivées jusqu’ici dans la vie – je vais en parler sous peu – me
feraient plutôt passer pour quelqu’un de mauvais ou de carrément bête ou
pour une victime de circonstances tragiques. Ça ne prouve pas, je m’en
rends bien compte, que je sois en train de dire la vérité. Mais si je
voulais me faire passer pour meilleur que je suis ou pour plus
intelligent ou me donner l’air d’être en quelque sorte le maître de ma
destinée, je le pourrais. Seulement, la vérité est plus intéressante que
tout ce que je suis capable d’inventer et c’est d’abord pour ça que je
m’y tiens.
Quoi qu’il en soit, mon existence est devenue
intéressante, disons, l’été de mes quatorze ans. J’étais à fond dans la
fumette et comme j’avais pas d’argent pour m’acheter de l’herbe je me
suis mis à fouiner tout le temps dans la maison pour dénicher des trucs à
vendre – mais il n’y avait pas grand-chose. Ma mère, qui était encore
un peu comme ma meilleure amie, et Ken mon beau-père avaient une maison
assez convenable que ma mère avait obtenue de mon vrai père il y a une
dizaine d’années au moment de leur divorce. À l’écouter, ce n’est pas
une maison qu’elle a reçue mais des traites à payer, et de mon père elle
ne dit pratiquement rien – c’est ma grand-mère qui se charge d’en
parler. Ma mère et Ken avaient des boulots minables et ne possédaient
rien à voler, du moins rien dont ils n’auraient aussitôt remarqué la
disparition. Ken faisait de l’entretien à la base aérienne, c’est-à-dire
en réalité du nettoyage, mais il se disait technicien des services du
bâtiment. Quant à ma mère, elle était aide-comptable à l’hôpital, ce qui
est également un boulot nul où on fait que regarder un écran
d’ordinateur toute la journée en tapant sur des touches pour y mettre
des chiffres.
Russell Banks, Sous le règne de Bone, 1995.