lundi 8 avril 2019

Deux incipits

Comparez ces deux incipits de roman (procédés, niveau de langue, contenus narratifs) :


Si vous voulez vraiment que j'en parle, la première chose que vous voudrez sans doute savoir, c’est où je suis né, et quel genre d'enfance pourrie j'ai eu, et ce que faisaient mes parents avant de m’avoir, et toutes ces conneries à la David Copperfield, mais j’ai pas envie de rentrer là-dedans, si vous voulez savoir la vérité. D'abord, ce genre de truc m'embête et deuxièmement, mes parents auraient chacun environ deux attaques, si je racontais des trucs plutôt personnels sur eux. Ils sont assez susceptibles à propos de ce genre de choses, spécialement mon père. Ils sont sympa et tout – je dis pas le contraire – mais ils sont aussi terriblement susceptibles. D'ailleurs, je ne vais pas vous faire ma putain d'autobiographie en entier. Je vais juste vous raconter ce truc de dingue qui m’est arrivé vers le dernier Noël juste avant que je sois pas mal déglingué et que je sois obligé de venir ici me remettre. Je veux dire, c'est tout ce que j'ai dit à D.B. et il est mon frère et tout. Il est à Hollywood. C’est pas trop loin de cette foutue baraque et il vient me voir pratiquement chaque week-end. Il va me ramener à la maison quand je rentrerai chez moi, le mois prochain peut-être. Il vient de se payer une Jaguar. Une de ces petites merveilles anglaises qui font environ du trois cents à l’heure. Ça lui a coûté pas loin de quarante mille balles. Il est plein aux as à présent. C'était pas comme ça avant. Avant, il était juste un écrivain normal quand il était à la maison. Il a écrit ce super livre de nouvelles, Le Secret du poisson rouge, au cas où vous n'auriez jamais entendu parler de lui. La meilleure dedans, c’était "Le Secret du poisson rouge". C'était à propos d’un petit gosse qui voulait laisser personne regarder son poisson rouge parce qu’il l’avait acheté avec ses propres sous. Ça m’a tué. Maintenant il est à Hollywood, D.B., à se prostituer. S’il y a une chose dont j’ai horreur c’est les films. Ne m’en parlez jamais. 

Salinger, L'Attrape-coeurs, 1951.


Vous allez sans doute croire que j’invente pour avoir l’air mieux que je suis en réalité ou plus malin ou pour me vanter d’avoir de la chance, mais c’est faux. En plus, bien des choses qui me sont arrivées jusqu’ici dans la vie – je vais en parler sous peu – me feraient plutôt passer pour quelqu’un de mauvais ou de carrément bête ou pour une victime de circonstances tragiques. Ça ne prouve pas, je m’en rends bien compte, que je sois en train de dire la vérité. Mais si je voulais me faire passer pour meilleur que je suis ou pour plus intelligent ou me donner l’air d’être en quelque sorte le maître de ma destinée, je le pourrais. Seulement, la vérité est plus intéressante que tout ce que je suis capable d’inventer et c’est d’abord pour ça que je m’y tiens.

Quoi qu’il en soit, mon existence est devenue intéressante, disons, l’été de mes quatorze ans. J’étais à fond dans la fumette et comme j’avais pas d’argent pour m’acheter de l’herbe je me suis mis à fouiner tout le temps dans la maison pour dénicher des trucs à vendre – mais il n’y avait pas grand-chose. Ma mère, qui était encore un peu comme ma meilleure amie, et Ken mon beau-père avaient une maison assez convenable que ma mère avait obtenue de mon vrai père il y a une dizaine d’années au moment de leur divorce. À l’écouter, ce n’est pas une maison qu’elle a reçue mais des traites à payer, et de mon père elle ne dit pratiquement rien – c’est ma grand-mère qui se charge d’en parler. Ma mère et Ken avaient des boulots minables et ne possédaient rien à voler, du moins rien dont ils n’auraient aussitôt remarqué la disparition. Ken faisait de l’entretien à la base aérienne, c’est-à-dire en réalité du nettoyage, mais il se disait technicien des services du bâtiment. Quant à ma mère, elle était aide-comptable à l’hôpital, ce qui est également un boulot nul où on fait que regarder un écran d’ordinateur toute la journée en tapant sur des touches pour y mettre des chiffres.

Russell Banks, Sous le règne de Bone, 1995. 

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